Le homard (1ère partie)
Papa, il n’a jamais su compter. Ni en amour ni pour l’argent.
Présenté comme ça et surtout quand c’est lui qui le dit, ça passe,
c’est sympa. Spécialement quand c’est une interlocutrice repue de
homard dont les yeux vont et viennent des chandelles vers la main de
Papa qui tend une de ces cartes en plastique pour régler au serveur
ledit homard. Y a pas à dire, les crustacés et les chandelles, ça rend
optimiste, et il ne le sait que trop bien. Généralement, je ne suis pas
conviée à ce genre de raouts. Dommage car cela pourrait peut-être
m’aider à supporter tout ce qui s’ensuit. Parce que bien entendu, après
le homard et les petites meringues, la convive de Papa se sent pousser
des ailes et s’attache. Et là, mes ennuis commencent.
Parce que
généralement, la charmante croit que c’est gagné, qu’elle l’a ferré et
que même si l’oiseau est coriace, elle va être capable de le façonner à
son idée. C’est marrant, cette manie qu’ont les femmes de prendre
n’importe quel type portant beau à leurs yeux, de le décortiquer,
d’analyser point par point les défauts et d’en conclure qu’elles vont
arriver à le retailler à leurs mesures. C’est une sorte de complexe du
sculpteur qui prend un bloc de pierre et qui, à force d’en raboter les
contours, en sort une merveille de délicatesse ou peut-être plus
exactement, le complexe de la couturière. Elle a le patron, le tissu,
les outils et le temps et à force de patience, elle va se créer le
tailleur parfait. En somme, les copines de Papa sont des artistes de
l’amour, des petites mains de la vie de couple.
Evidemment, cela ne
serait pas grave pour moi si je restais en dehors de cela mais hélas,
Papa met un point d’honneur à leur présenter Claire, sa fille chérie,
quatorze ans, une mignonne petite puce, tu ne peux que l’aimer, tu
verras.
J’étais dans la cuisine en train de me confectionner un
sandwich digne de ce nom quand j’ai entendu la porte s’ouvrir et la
voix de Papa faire à Charlotte cette élogieuse présentation de ma
personne. Je savais qu’elle s’appelait Charlotte car il m’avait dit son
nom avant de partir dîner. Trop tard, j’étais coincée, pas moyen de
retourner dans ma chambre faire semblant de dormir sans les croiser
dans le couloir.
Il allait bien falloir affronter l’intruse, sauf
que ce soir, et ce n’était pas habituel, Papa n’avait pas toutes les
cartes en main.
C’est étrange, croyez-en ma longue expérience de
belle-fille, comment la prétendante toujours involontaire au titre de
belle-mère croit que le cœur d’un homme qu’elle découvre être un père
se gagne au prix d’une lutte avec la puce en question. Chacune a sa
tactique. Cela peut être la douceur. Lui susurrer d’une voix sucrée en
lui emprisonnant délicatement le bras dans ses mains après m’avoir
ébouriffé les cheveux qu’assurément je suis trognonne. Cela peut aussi
être chez certaines l’autorité. A croire qu’un père seul attend que
l’on lui visse sa fille.
Celle-ci avait l’air réservé. Elle se
tenait dans l’entrée, son imperméable plié sur le bras, cherchant des
yeux un éventuel perroquet où pouvoir s’en débarrasser. Papa me vit :
- Encore debout ? Ca tombe bien, je te présente Charlotte.
Charlotte
me tendit une main que je saisis avec un temps de retard. Ma façon de
montrer les dents, d’être discourtoise sans paraître mal élevée.
Charlotte le sentit mais fine mouche, fit mine de ne pas s’offusquer.
Malgré
moi, elle me plut et tout d’un coup, j’aurais voulu pouvoir empêcher ce
qui allait se passer, la retenir, lui dire que comme ça, d’instinct,
c’était elle que je voulais comme belle-mère. Si j’avais connu le morse
ou la langue des signes, je l’aurais avertie, je lui aurais crié qu’il
fallait qu’elle ne tienne pas compte du prochain épisode, qu’il fallait
qu’elle se bouche les yeux parce que forcément, une fois qu’elle aurait
vu la suite, elle allait sortir de ma vie et nul ne sait qui prendrait
sa place. Impuissante, me jurant intérieurement qu’il fallait
absolument que j’apprenne à hypnotiser les gens afin de modifier le
cours des choses, je lui proposai un morceau de mon sandwich.
Elle
me sourit, fit signe non de la main puis se figea. Papa aussi blêmit et
son regard se fixa derrière moi. Voilà, c’était arrivé.
Une voix sèche déchira le silence.
- Alors Pierre, comme ça, tu deviens bigame et tu oublies de me le dire ? Devant ta fille en plus, c’est du beau.
Elle,
c’était Sandrine, l’officielle. Ma belle-mère depuis six mois. Celle
qui avait réussi à se faire épouser de Papa en un temps record mais qui
depuis ne faisait que m’empoisonner la vie et la sienne aussi
puisqu’encore avant-hier, ils avaient cassé beaucoup de vaisselle dont
mon bol favori, celui avec l’éléphant bleu qui faisait du trapèze.
C’est bête, je l’avais depuis toujours. En tout cas, cette fois-ci,
elle était partie en claquant la porte si fort que la patère de
l’entrée s’était décrochée.